Ce matin
d’automne, un jeune agent immobilier, cigarette blonde aux
lèvres, plissait les yeux en vissant une pancarte en plastique. Maintenant sur
la vieille porte en bois d’une ferme franc-comtoise on pouvait lire en grosses
lettres noires : A VENDRE. L’homme en cravate regarda un instant son œuvre
pour voir s’il ne l’avait pas posé de travers. Satisfait, l’agent immobilier retourna
bien vite à sa voiture.Il ne supportait pas longtemps l’air de la campagne. D’une pichenette il envoya au loin son mégot
qui atterrit dans un vieux bol ébréché posé en évidence à l’entrée de l’étable.
A près son
départ, un petit tourbillon de poussières vint aussitôt courir dans la cour déserte. Les vieux du pays appelaient çà
un « foulto ». Le vent s’amusait
à tourner les pages du journal oublié sur une table de jardin. Il y mettait
assez d’espièglerie pour donner l’impression qu’une créature invisible lisait
nerveusement les nouvelles du jour. Un œil attentif aurait même put remarquer
qu’il s’attarda plus longuement sur la page nécrologie. Ce matin de fin septembre,
on y annonçait le décès d’Henri Lopinot.
A
Vieux-Charmont, son village, l’Henri passait
pour une sorte de célébrité locale. Pour bien des Charmontais il n’était d’ailleurs
pas Henri Lopinot mais Henri Foulto. C’est que ce bonhomme-là,
voyez-vous, ne parlait que de ça : de son Foulto !
Tout
avait commencé bien avant la naissance de l’agent immobilier. A l’époque Henri Lopinot était très jeune. Il venait d’acheter
sa ferme. L’ancien propriétaire avant de
lui tendre les clefs lui avait fait une dernière recommandation. Après la
tombée du soir, Henri devait toujours veiller
à déposer un peu de crème dans le bol à l’entrée de l’étable. La « part du
Foulto », avait dit le vieux. L’Henri, a fait « oui, oui, bien sûr »
mais au fond de lui il pensait « compte dessus et bois de
l’eau ! ». Et puis, il s’est dépêché d’oublier.
Un
jour, - peut-être un mois après son emménagement dans la ferme – l’Henri remarqua que ses poules ne pondaient plus. Çà
a duré des semaines et puis un soir en montant chercher quelque chose au grenier il a marché sur des coquilles vides,
des centaines de coquilles d’œuf étalées sur le plancher. C’est-là qu’il a
comprit que le Foulto n’était peut-être pas de la blague. Seulement, il était
déjà trop tard pour se rabibocher. Il faut savoir qu’une fâcherie de Foulto ça
peut courir sur deux ou trois générations !
Pour
Henri Lopinot, l’affaire des œufs ne fut que la première étape d’une succession
d’évènements malheureux. La semaine suivante sa charrue s’est brisée net contre
un rocher, puis son tracteur a coulé une bielle. Alors pour Henri Lopinot,
c’est devenu une litanie
quotidienne : le Foulto, le Foulto, le Foulto. Tout était toujours de la
faute du Foulto.
Quand
son puits s’est trouvé à sec en 1957,il n’avait aucun doute c’était à nouveau un
méchant tour du Foulto. Quand, deux ans plus tard, sa femme est partie avec un marchand de
volailles, encore le Foulto ! toujours ce foutu foultot !
A Vieux-Charmont y’en avait beaucoup pour affirmer
que l’Henri avait un grain. Et même un gros grain de folie. Son soi-disant Foulto
le rendait fou. Quand l’Henri se rendait à l’épicerie-bar-tabac, la patronne
lui demandait toujours :
_ Alors l’Henri comment y va ton Foulto ?
Il y’a belle lurette que l’Henri ne répondait plus rien. Il savait
qu’on ne pouvait croire à certaines choses si on n’y avait pas été confronté
directement. Oui de son Foulto, on en rigolait et pas que dans son dos. Les
piliers de bistro et les commères de boulangerie s’en donnaient à cœur joie. Même
quand l’Henri est mort certaines mauvaises langues du village de Vieux-Charmont
n’ont pas put s’empêché de ricaner « à mon avis c’est la faute du
Foulto ». Ils se trompaient. A 83
ans, l’Henri avait juste fait son temps. On pouvait même s’imaginer que
c’était son incessante lutte contre cet ennemi
intime (imaginaire ou non) qui l’avait tenu en vie aussi longtemps.
Le plus étrange dans toute cette histoire, c’est
qu’Henri Lopinot n’a jamais vu celui qui avait empoisonné son existence pendant
près de soixante ans. Son Foulto était toujours resté invisible. Comme le vent
qui ce matin de septembre, dans la cour d’une vieille ferme, tournait les pages d’un journal et s’attardait
à la rubrique nécrologie.
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