dimanche 11 mars 2012

Une balade presque ordinaire


Par un  bel après-midi de faux printemps, où poussaient  de fraîches taupinières dans les champs jaunes et endormis, je suis parti en balade sur mes terres enchantées. Personne ne le soupçonnerait au premier coup d’œil mais dans un cercle de quatre ou cinq kilomètres autour de ma maison se cachent mille et un contes vivants. Si je voulais relater toutes les aventures étranges qui me sont arrivé dans ce modeste territoire,  il me faudrait écrire un livre de la taille d’un dictionnaire.  J’ai beau vivre dans ce coin de campagne franc-comtoise depuis presque vingt ans, j’y découvre encore des sentiers inconnus  et des lisières inexplorées.
A un jet de pierre de ma maison, se cache une espèce de petite grotte recouverte d’une grosse épaisseur de mousses. Avant de m’engager plus avant dans les bois, je m’arrête toujours un instant pour saluer le vieux Ioutton qui habite-là.  Chaque année à la fin de son hibernation, je m'empresse d'aller y faire de petites offrandes (brin de tabac ou morceaux de sucre...) afin qu'il m'épargne quelques mauvais tours dont il a le secret. Si on ne lui témoigne pas un minimum de respect, ce lutin grincheux se venge en invitant le renard dans votre poulailler ou en attirant une armée de  rongeurs dans votre potager. Aussi, je veille à entretenir de bonnes relations de voisinages avec lui. Dans les parages de sa petite grotte, je trouve fréquemment des bouteilles (vides) que le Ioutton  va voler aux chasseurs  et aux bûcherons des environs. Oui, je ne le dis pas trop fort, mais mon voisin Ioutton passe pour un parfait ivrogne.
Cet après-midi-là, il me sembla entendre venant des profondeurs de la grotte une sorte de ronflement.  Quelque chose qui ressemblait beaucoup aux ronronnements d’un chat. A coup sur, mon lutin était en train de cuver son vin. Je déposais à l’entrée de sa maison sauvage quelques brins de tabac puis continuait mon chemin sans plus attendre. Pout tout vous dire, il flottait dans l’air, ce matin-là, un irrésistible parfum d’aventure.

Offrande de tabac devant la  grotte du Ioutton pour attirer sa bienveillance.
En quelques enjambées, je me retrouvais, une fois encore, dans un secteur de la forêt qui m’était totalement inconnu. Sur le qui-vive, je  traversais des bois minuscules et hétéroclites où,  dans chaque souche de bois mort, surgissaient les visages de monstres muets tandis que dans le vallon tout proche hurlaient des bandes de chiens, privées de chasse aux sangliers. Je ne dirais pas qu’il fallait du courage pour marcher dans ces lieux abandonnés mais il y rôdait d’étranges maléfices qui vous donnaient l’impression d’être constamment surveillé.
Après une heure passée à respirer cet air humide mâtiné de mystère, je me  suis senti  devenu, moi aussi, une créature de la forêt...
A n’en pas douter, j’avais découvert, cette fois-là, l’endroit le plus sinistre de la forêt. Une partie morbide qui sentait, à plein nez, la sorcière pourri et le loup-garou avarié.  A chaque pas, il convenait d’être extrêmement vigilant. Les branches mortes et les vieilles ronces guettaient la moindre inattention pour vous attraper le pied et vous jeter par terre. Plusieurs fois, en butant sur des obstacles invisibles je faillis me fracasser le crâne contre le tronc d’un arbre moribond. Ici ou là subsistait encore de petites mottes de neige glacées qui me firent irrésistiblement penser à des excréments de licorne diarrhéique. Dans ce coin humide du bois, un arbre sur deux pourrissait sur pied. Déshabillés de leurs écorces, leur nudité lépreuse servait de festins à des insectes boulimiques.  A coup sûr, s’il venait l’envie à  un promeneur fatigué  de se reposer un instant au pied d’un buisson épineux, il y aurait fort à parier qu’on retrouverait son squelette blanchi quelques mois plus tard.  Cette balade que j’espérais réjouissante finissait par me faire frissonner.
 Après cette longue  errance au cœur de la forêt, il me tardait maintenant de retrouver des espaces plus bucoliques. Je finis par rejoindre le petit chemin sinueux qui conduit jusqu’à ma maison. Le soir commençait à tomber, quand  il m'a semblé apercevoir au loin, la séduisante silhouette de la Dame Blafarde. Elle glissait, fuyante et étincelante, derrière des graves troncs noirs. Je ne l’avais plus aperçut depuis quelques années.
La Dame Blafarde réside le plus souvent à proximité des mares ou des étangs. Il est bien rare de la rencontrer en forêt  à l’orée du printemps. Les nuits froides d’hiver, elle apparaît d'abord telle une brume blanche et lumineuse puis on distingue une très belle jeune femme vêtue d'un long manteau blanc. On dit son haleine plus froide que la glace. On dit ses yeux noirs effrayants. On dit qu'on la rencontre parfois portant un tout jeune enfant dans ses bras. Si elle vous demande de prendre son bébé, il faut refuser ! car en le touchant on se retrouve aussitôt changé en statue de glace. On dit bien des choses... Pour ma part, je ne saurais témoigner que de son extrême beauté.
En  repassant devant la grotte du Ioutton, je vis que les miettes de tabac avaient disparu. C’était le signe que, cette année, le lutin n’allait pas trop me tourmenter.
 Ce soir-là, je  fis à mon fils  l’étonnant récit de ma journée. Il m’écouta sans broncher mais je remarquais pour la première fois qu’il avait l’air un peu contrarié. Sans doute n’est-il pas toujours facile pour un enfant d’avoir un père qui croit aux fées.