C’était une profonde
caverne de roches grises et moussues, remplie d’ombres rampantes et
d’obscurités humides. Elle se trouve perdue au cœur d’une vieille forêt de
Franche-Comté. Bien loin des vilaines villes humaines, inféodées à la fée
électricité. Presque invisible dans le décor sauvage, telle un monument de
silence, la caverne semble commémorer un âge d’or à jamais perdu. Au temps
celtiques, les derniers druides du peuple Séquane y ont chanté un ultime chant
avant de périr sous les assauts de la civilisation romaine.
C’est là que vit la
vouivre. Vobéra. L’hiver tapis sous l’épais manteau de neige, elle rêve et ses
songes dansent dans son œil plus lumineux qu’un soleil rouge. Au printemps,
elle sort de sa tannière et, du dernier coup de minuit jusqu’au premier chant
du coq, la vouivre parcourt son domaine, sa forêt.
Libre et secrète, Vobéra
vole d’une montagne à l’autre. Se baigne dans les sources et les torrents. Son
règne sur la forêt semble sans fin aux promeneurs qui viennent sur ses terres
respirer sa légende.
Un jour des hommes
étrangers au pays se mirent en tête de construire une route au cœur du territoire
de la vouivre. Vobéra fut éveillé par les rugissements d’un troupeau de
bulldozers affamés. Déjà son sang de dragon lui injectait les yeux. Les
machines la déconcertaient, lui répugnaient. Et les machines étaient au centre
du monde des hommes. Ce monde mécanique lui faisait horreur. Dés le premier
jour, elle décida de frapper les ennemis de sa forêt.
La nuit venue, Vobéra fit
appel aux corbeaux. Du haut de sa colline elle les lança comme des flèches
noires et vivantes sur les machines jaunes endormies. Les oiseaux cognèrent dur
les monstres de tôles et les maculèrent de leurs fientes au-delà de
l’imagination. Rien n’y fit. Les hommes ne comprirent pas l’avertissement. Au
matin, maudissant les corbeaux, ils reprirent leur œuvre de désolation. Sans
plus se poser de question. Le lendemain lorsque les vieux saules tombèrent, la
vouivre hurla tout le jour. un vent haineux, criant et sifflant comme pies et
serpents couvrit le vacarme polluant des moteurs. C’est alors que les anciens
du village – qui ne goûtaient guère ces blessures dans le paysage – reparlèrent
des vieilles légendes. De la vouivre de la forêt. Mais les hommes du chantier
leur rirent au nez.
Le quatrième jour, les
bulldozers avancèrent là où jamais machines n’avaient pénétré. Alors il fut
trop tard. La vouivre voulut sa vengeance.
La nuit venue, la fée
dragon décida de montrer sa toute puissance.
Habillée de vent, d’herbes mouillées et de feuilles ruisselantes, la
vouivre commanda la sauvagerie du ciel. Brusquement ce fut l’obscurité. Toute
la douce lumière qui venait de l’astre de nuit disparut : les grandes
ailes de la vouivre se tenaient devant la lune.
Vobéra était comme un chef
d’orchestre fou s’enivrant de sa musique. Elle dirigeait les instruments de sa
colère. Le tonnerre assourdissant. La grêle, les éclairs aveuglants. Les quatre
vents, les averses crépitantes, les sifflements de branches, les crissements de
pierres, les sources débordantes…
Pour défendre sa forêt,
Vobéra enfantait l’orage. Un orage rageur. Une nuit de vouivre ! Elle
semait la terreur dans les cœurs humains. Les humains, si petits, si nus, si
impuissants dans leurs maisons rendues noires et crétines par les coupures
d’électricité.
L’orage coulait en
ruisseaux et ses ruisseaux couraient dans les rues du village comme les
serpents de la vouivre furieuse. Monstres d’eau qui se riait, des gouttières et
des caniveaux.
La vouivre riait en voyant
les toits s’envoler, les machines se retourner, les caves s’inonder… les hommes
eux se cachaient dans leur trou. Priant pêle-mêle les pompiers, Jésus, l’EDF et saint Elme. La vouivre riait d’un rire méchant. Elle
était sans pitié. Elle voulait les entendre lui demander grâce, la supplier.
Les entendre pleurer, les voir à genoux. Eux, qui n’avaient eut aucune pitié
pour sa vieille forêt.
« Vouivre »
grondait le ciel. La nuit mangeait le paysage. La nuit tenait le village dans
sa gueule fermée. Plus rien ne brillait sauf le feu de l’escarboucle sur le
front de Vobéra. Et les petits humains pensaient à la fin du monde en sentant
la colère du ciel leur tomber sur la tête.
Au bout du compte, au
matin dévasté, les hommes comprirent enfin. Ils oublièrent leur route. Ils
trouvèrent des raisons économiques, géologiques et même écologiques pour ne
plus traverser la vieille forêt. Gageons que des routes ils en feront plus
loin, là où il n’y a pas de Vouivre.
Quant à Vobéra, elle vit
peu à peu sa grotte redevenir comme aux temps anciens un lieu de pèlerinage
pour les gens du pays. Ils viennent là déposer un joli caillou, un petit gâteau
ou un pot de miel pour la remercier de sa féerique protection. Si vous passez
par-là, n’hésitez pas à lui faire une visite. C’est une profonde caverne de
roches grises et moussues. Pour la trouver, c’est facile, c’est là où il n’y a
pas de route…
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