dimanche 30 octobre 2011

Le crime de Peut-Broussu


Ce matin-là, dans les alentours du village de Malange, un Feloutot, lutin filou, baguenaudait dans une friche. L’endroit semblait si abandonné que la petite créature ne s’inquiétait même pas de rester invisible. Avec l’habileté d’une pince à épiler, ses doigts maigres maraudaient des tiques sur les buissons de genêt. Un rictus sadique aux lèvres, il glissait, une à une, les affreuses bestioles dans une minuscule bourse de cuir. Le Feloutot savait déjà à qui il allait les offrir.
En se frayant un sentier à travers les ronces, le lutin gardait un œil sur le ciel où des nuages sombres essayaient de se grouper comme un troupeau de moutons noirs. Le Feloutot - qui aimait plus que tout le bruit et le vacarme - caressait l’espoir d’une belle nuit d’orage. De grosses mouches bleues voletaient près de ses oreilles poilues avec un bruit d’hydravion. D’un geste rapide, le lutin en attrapa une et la goba aussitôt. Ses yeux se plissèrent de plaisir car elle avait un petit goût de crotte.
Il s’appelait Peut-Broussu .Un vilain nom qui lui allait comme un bonnet d’âne sur la tête d’un cancre. On aurait perdu son temps à chercher un lutin plus vilain à des kilomètres à la ronde. Le pire du pire, c’était lui ! Si les Fouletots, lutins des écuries, élisent toujours un cheval qu’ils vont choyer plus que les autres ; les Feloutots, comme en négatif de leurs cousins, se choisissent, eux, un souffre-douleur préféré. Celui de Peut-Broussu se nommait Régis Rémond. Un grand type un peu falot qui travaillait à EDF. « Preuve qu’ils n’embauchent pas que des lumières », plaisantait-il lui-même sans qu’on ne lui demande rien. Aussi paradoxale que cela puisse être, Peut-Broussu l’aimait bien. Enfin à sa façon. Même s’il lui rendait le plus souvent la vie impossible, il éprouvait pour lui une sorte d’affection. Nul doute que Régis Rémond s’en serait bien passé. A sa naissance, les fées n’étaient pas venues se pencher au-dessus de son berceau, non juste cet affreux Feloutot. Ce fut comme une espèce de coup de foudre : un bébé avec d’aussi grandes oreilles ne pouvait que lui plaire. (Ce n’était pas par hasard si bien des gens surnommaient Régis, le « Prince Charles ».) Quarante-deux ans que le Feloutot veillait sur lui comme un « diable gardien ».
Ce qu’il y avait de bien avec les humains d’aujourd’hui, c’est qu’aucun d’eux n’irait jamais s’imaginer que toutes leurs petites misères journalières puissent être causées par la malice d’un lutin. Régis Rémond pas plus qu’un autre aussi durant toutes ces années l’employé d’EDF avait supporté son extraordinaire malchance avec un flegme quasi britannique. Le Feloutot usa et abusa de son souffre-douleur, il en fit le jouet de toutes ses facéties. Hissant le turlupinage au rang d’art majeur, Peut-Broussu fit de Règis Rémond le champion de Franche-Comté du stylo qui fuie, du vélo qui crève, de la soupe trop salée, du feu de poubelles, des doigts coincés dans une porte qui claque, des clefs qui se perdent, des lacets qui cassent, des chaussettes solitaires, des souris crevées sous le plancher, des boutons sur le nez, des punaises sur une chaise, des puces dans la moquette, des limaces dans ses chaussures…
La demeure de Régis Rémond n’était pas le musée des horreurs mais la maison hantée de farces et attrapes. Un vrai paradis de lutin !
Seulement voilà, parfois, il suffit d’un presque rien pour dérégler cette belle mécanique. D’un truc qui un autre jour vous aurait juste fait proférer quelques jurons rageurs. Mais qui dans un certain contexte se change en goutte d’eau qui fait brutalement déborder le vase. Par exemple quand les WC se bouchent juste le jour où vous avez invitez votre patron à diner chez vous. C’était le cas pour Régis ce soir-là et sans le savoir le Feloutot avait commit la farce de trop.
D’un coup Régis Rémond, sa ventouse de débouchage à la main, en eut marre de la poisse et de la déveine. Le Feloutot n’en savait rien, en arrivant dans la maison. Il ricanait d’avance à l’idée de verser une fois encore le contenu de sa petite bourse de cuir dans le lit de Régis.
Les éclairs qui se déchainaient au-dehors éclairaient par intermittence une étrange silhouette dans une pièce sombre du rez-de-chaussée.. Le Feloutot qui durant sa très longue existence n’avait jamais pleuré, sentit brusquement ses yeux se mouiller en découvrant la scène.
Régis Rémond lui tirait la langue. Pendu comme un grand saucisson à une poutre de la cuisine. Il portait des piqures de tiques derrière ses grandes oreilles.


(Dans le parler comtois : Peut= vilain, laid et Broussu = se rapporte aux cheveux hérissés, en broussailles.)

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