dimanche 22 janvier 2012

La Vieille de la rivière


Si certains villages francs-comtois débordent de légendes ; là-bas, dans ce hameau des rives de la Lemme , on se contentait d’une seule. Pour parler franchement, les habitants pensaient que c’était bien assez. Une légende féminine qui se transmettait de génération en génération. C’était l’histoire d’une femme du village. On disait qu’elle s’était noyée. Il y a belle lurette. Noyée par une nuit printanière. Du temps où l'on ne jetait pas encore de nitrates dans la rivière. Du temps où les enfants s’y baignaient les jours chauds de l’été. Noyée parce qu’un joli garçon n’avait pas voulu l’épouser. En ce temps-là, on croyait au grand amour et on se noyait pour un oui ou pour un non. Au lieu d’une bague à son doigt la pauvrette avait attaché une pierre à son cou. Pas sûr que le garçon en ait conçut le moindre remord. En ce vieux temps les noyés n’étaient pas très pleurés. Elle n’eut même pas droit à des funérailles à l’église. Certains disent qu’elle était maudite. Son souvenir s’accrochait depuis si longtemps sur les rives de la Lemme que les gens du pays l’appelait la Vieille de la rivière. Noyée mais pas vraiment morte. Elle était devenue une légende familière. Une histoire que les grands-mères racontaient les soirs de pluie. Suivant le temps ou la saison, certains disaient l’entendre chanter, pleurer ou marmonner des mots étranges qui faisaient s’agiter les arbres sur les berges. On croyait aussi repérer ses traces humides au bord de l’eau. A les entendre, ses pieds nus laissaient de légères empreintes sur la mousse. Des empreintes de pieds palmés comme les oies sauvages. Si quelque malchanceux marchait dessus, la superstition locale affirmait qu’il ne serait jamais heureux en amour.

Silhouette vaporeuse se faufilant entre les vieux saules, la Vieille de la rivière effrayait mêmes les hommes les plus endurcis. L’apercevoir n’était jamais bon signe, surtout pour les pêcheurs. Dans ces cas-là, à coup sûr, ils rentraient chez eux la bourriche vide, sans le moindre poisson. C’était même passé dans le langage courant, quand un gars rentrait bredouille d’une journée de pêche, ses copains de bistrot lui lançait : « oh ! Toi t’as la tête de quelqu’un qui as vu la Vieille de la rivière ». L’autre haussait les épaules et payait une tournée d’absinthe pour noyer son dépit. C’était devenu une sorte de coutume. La Vieille de la rivière se voyait très respectée par tous les assoiffés.

Dans ce village jurassien, niché en bordure de La Lemme, un seul habitant ne la craignait pas. Tom Monnier savait lui que la Vieille de la rivière était bien loin d’être aussi vieille qu’on le disait. Avec sa robe blanche humide et sa couronne de fougères, elle ressemblait plutôt à une ondine ravissante. Une de ces créatures mythologiques protectrices des eaux douces. Pour ce jeune garçon il eut été bien plus exact de la nommer la « Belle de la rivière ». Tom Monnier atteignait tout juste ses dix ans quand il la vit la première fois. Ce fameux jour, un matin du mois de mai, Tom, sa cane à pêche sur l’épaule s’en allait en sifflotant du côté de La Lemme. Jusqu’alors, la rivière ne s’était guère montrée généreuse avec le jeune pêcheur. Les poissons semblaient le fuir comme le lait sur le feu. Mais cette malchance allait bientôt finir. En atteignant le bord de l’eau, l’enfant fut ébahi. Emerveillé. Elle se tenait délicatement assise sur un rocher et peignait ses longs cheveux brillants. On aurait dit une antique gravure de conte de fée. Quand on est un petit garçon ce genre de vision vous semble aussi naturel que l’apparition d’une biche ou d’un arc-en-ciel. Tom ne fut pas effrayé. Loin de là. Il pensa qu’une si belle jeune femme ne pouvait lui faire du mal. La seule chose qu’il craignait, c’est que cette dame magnifique ne disparaisse en s’apercevant de sa présence. Par bonheur, rien de tel ne se passa. Quand elle vit l’enfant, au lieu de se montrer hostile ou de se glisser au fond de l’eau ; l’ondine lui fit un petit signe de la main. Un petit signe qui l’invitait à jeter sa ligne à l’eau.

Ce que Tom Monnier ramena dans sa bourriche ce jour-là est assez proche de l’inimaginable ! A partir de cette date, Tom Monnier devint, en dépit de son jeune âge, le plus habile pêcheur du village. On se racontait ses exploits dans tout le canton. Pour attraper autant de poissons, beaucoup de ses collègues soupçonnaient qu’il possédait un secret. Ma foi, ceux qui pensaient cela étaient dans le vrai. Un sacré secret.

Seulement, Tom ne pouvait pas sérieusement leur avouer que c’était la Vieille de la rivière qui demandait aux poissons de s’accrocher à son hameçon. D’ailleurs personne ne l’aurait jamais cru. Chacun aurait rigolé que c’était encore un gros mensonge de pêcheur.

On murmure que la Vieille de la rivière s’était attachée à Tom car il ressemblait comme deux gouttes d’eau au garçon qu’elle avait tant aimé jadis.



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